Depuis très longtemps, en tant qu'amateur de manga, j'avais une grande honte, un truc lourd qui me pesait : je n'avais jamais lu un manga de celui qui est considéré comme le plus grand mangaka de l'histoire. Osamu Tezuka, "le dieu du manga"

De loin, son style me paraissait vieillot, dépassé, tellement oldschool que celui de Rumiko Takahashi me semblait magnifiquement moderne en comparaison. Pire, il me rappelait les graphismes des dessins animes du vieux Walt, cet espèce de sombre crétin qui n'a fait que freiner le développement artistique du format court, que Tex Avery essayait au contraire de magnifier. Et il y a une bonne raison à cela. En effet, Tezuka s'est grandement inspiré des premiers Disney pour créer son propre style. (Buena Vista le lui rendra bien, en commençant peu après sa mort la production de ce qui allait devenir leur plus grand succès en long métrage animé : Le roi lion, qui repompe du tout au tout un de ses premier manga - le roi léo- , sans jamais avoir voulu le reconnaitre, ni verser des droits à qui que ce soit).

Bref, j'avais beaucoup de mal à me faire à l'apparence des manga de Tezuka. J'avais même du mal à comprendre son surnom de "dieu", car même s'il est le père du manga et de la japanimation moderne, je ne vois pas ce qu'il y avait de "divin" à cela. Tout au plus lui aurais-je donné le statut de "légende" ou de "grand maître" pour avoir créé la premiere série animée japonaise.
Il n'empêche, je me disais depuis longtemps que je devrais quand même lire du Tezuka, ne serait ce que pour comprendre. (oui oui je suis quelqu'un de compliqué )
On m'a dit plusieurs fois que son œuvre la plus grandiose était Phénix, alors quand j'ai trouvé une vielle édition du volume 1 d'occasion au fin fond de la cave de mon magasin de BD j'ai un peu hésité, et j'ai fini par le prendre.

Phénix, volume 1, ancienne édition

3€ . On peut dire que je n'ai pas pris un gros risque
Je suis donc parti dessus sans rien en savoir, si vous voulez faire de même, sachez que ca vaut le coup, et ne lisez pas la suite.

Le soucis graphique

Alors, je sais ce n'est pas bien d'être rebuté par l'aspect graphique d'une œuvre quelle qu'elle soit. Je le reproche moi-même souvent aux détours de discussions sur des chans/ forums. Il n'empêche. Le premier tome de Phénix a été publié en 1956 :

Phénix, volume 1

Quand on est habitué aux mangas modernes c'est assez difficile de rentrer dedans. En particulier quand les scènes d'actions et de combats sont dans ce style

Phénix, scène d'action

Mais ce qu'il faut savoir c'est que Phénix est un manga dont la publication s'étale sur plus de 30 ans, on voit donc le style de Tezuka évoluer au fil des tomes.
En comparaison, prenez les premières planches de Gaston Lagaffe (1957), et vous constaterez que comparées à celles des années 70 (les meilleures) il y a une sacré différence graphique. Bref, ça rebute et il est difficile de lire le premiers tiers du premier tome. Et si vous trouvez que je suis trop sévère sur l'aspect graphique, tant mieux pour vous, puisque c'est là la seule chose qui puisse rebuter.

Parce que pour le reste, Une fois ce premier tiers passé, on se rend compte qu'on n'a pas décollé les yeux du manga sur les deux autres tiers et qu'on a fini le tome sans s'en apercevoir. Mieux, à la dernière page, on capte qu'on a affaire à un truc bien plus énorme que ce qu'on pouvait penser jusque là... ..et on est encore loin de soupçonner ce qui nous attend en réalité.
Résultat : On file commander tous les autres tomes.

Contenu

Je mets "contenu" et pas "histoire" parce qu'en fait Phénix n'a pas une histoire mais plusieurs.
Chaque tome (ou paire de tome) raconte une histoire indépendante. Cependant, dans chacune il est question à un moment ou à un autre du phénix, merveilleux oiseau de feu renaissant de ses cendres et dont il est dit que boire le sang rendrait immortel.

Le phénix est le seul personnage apparaissant dans tous les tomes. Chacun a ses propres personnages actifs, dont quelques archétypes récurrents, et le phénix n'y est souvent que juge ou observateur externe.
Le premier tome raconte une histoire de guerre des tribus indigènes dans le japon antique (vers le 2eme siècle de notre ère). Les clans s'affrontent tout en essayant de capturer le phénix, et ainsi obtenir la vie éternelle. Ce qui est intéressant au premier abord, ce n'est pas tant l'histoire en elle même que le contexte. Intitulé "l'aube", on sent que Tezuka a voulu dans ce tome nous conter sa vision des premiers habitants du japon, et on pressent dans la façon dont le tome se termine que le manga va retracer toute l'histoire du pays...
Hé bien oui, mais pas tout à fait.

En ouvrant le deuxième tome, on se retrouve plongé en plein 35ème siècle, avec une guerre nucléaire apocalyptique.
En réalité le manga a deux points de départ : l'un à l'aube des temps, au début de la construction de la nation japonaise, alors que l'archipel n'est peuplé que de tribus indigènes, et l'autre à la fin des temps, quand la folie de l'homme anéantit cette même nation. Un tome sur deux traitera du passé et l'autre tome traitera du futur. Les tomes du passé avancent dans le temps tandis que ceux du futur reculent progressivement, se rapprochant petit à petit du présent. Au final on devrait donc avoir une grande fresque à la fois historique et d'anticipation. Je dis devrais car malheureusement, au final le manga s'est achevé plus à cause de la maladie puis de la mort de Tezuka que parce qu'il avait fait le tour du concept...

C'est donc une œuvre inachevée en réalité, mais ce n'est pas ça qui la rend moins grandiose.
Un autre aspect concerne l’humour. Car oui, il ya dans Phénix un humour particulier, certes un peu vieillot, comme l’est le graphisme, et présent principalement pour détendre le lecteur au milieu d’une phase très sérieuse du récit. On trouve par exemple quantité d’anachronismes (du genre des samurai qui se téléphonent pour s’avertir des action ennemies), de références à des personnalités contemporaines (par exemple quand quelqu’un est tyrannique, Tezuka n’hésite pas à lui faire revêtir l’apparence d’Hitler, ou de Staline…. ).Et comme souvent dans Tezuka, d'après ce que j'ai pu en lire, l’auteur se dessine lui-même pour raconter un truc complètement hors sujet avant de se faire tuer par l’un ou l’autre des personnages. En général ces petits passages humoristiques surgissent de nulle part et surprennent complètement le lecteur. Tezuka sent quand son récit commence à se faire lourd et détend le lecteur en conséquence, preuve de sa maitrise de son art.

Message

Même si le fait que Tezuka arrive a nous en apprendre l'histoire du japon tout en nous faisant lire de la SF suffirait déjà à faire de lui un mangaka génial (s'il avait eu encore besoin de le prouver) ce n'est pas ça qui fait la force réelle de Phénix.

Cette œuvre est plus qu'une bête et anodine histoire sur la fondation du japon et sa disparition, c'est une véritable œuvre philosophique, à la structure complexe et à la richesse hallucinante.
Dans chaque tome le passé ou le futur du japon n'est en fait qu'un prétexte à nous faire passer un message bien plus fort et plus général.
Différents thèmes sont abordés :

  • la répartition du bien et du mal
  • la place de l'homme dans l'univers
  • la religion et tous les abus qu'elle engendre

etc...

Ce n'est qu'au moment ou j'ai commencé à discerner ces différents messages que j'ai compris à quel point ce type était réellement un mangaka de génie, et surtout pourquoi il occupait une place si particulière dans le cœur des japonais. Je savais que Tezuka était connu pour avoir été un des premiers à aborder des thèmes vraiment sérieux dans ses mangas et à émettre une réelle réflexion dans son œuvre. Astro, par exemple, est censé être une ode à la tolérance et se demander les contours de ce qu'est l'être humain. "Est ce qu'une machine ayant un cœur humain peut être considérée comme humaine ?". Thème qui sera ensuite repris par bien d'autres mangaka, notamment Kishiro dans son Gunm

Personnellement, je me disais que tout cela c'était peut-être prêter à un auteur des intentions qu’il n’avait pas forcément, en tout cas pas en totalité. Phénix m'a prouvé le contraire.
Le tome 4 de Phénix en particulier m'a filé un grand coup de pied au cul. Moi qui pensais que les productions des années 50-60 étaient forcément affreusement manichéennes ; un méchant un gentil, le méchant fait un truc méchant, le gentil se bat pour sa survie et finit par terrasser le méchant, fin de l'histoire.
Bah non, ici c'est pas franchement ça. Du tout.

Ce fameux tome 4 raconte l'élévation du grand temple Todaiji de Nara, celui avec le bouddha de 25 m de haut que vous êtes peut être allé voir si vous avez été faire un tour dans le Kansai (c'est mon cas). On nous y présente deux personnages complètement opposés. L'un est un voleur et un assassin borgne, manchot et défiguré, l'autre est un jeune sculpteur prodige. Leur destins vont se croiser, s'influencer et s'inverser. Au final le message que j'en ai retenu est une vision très orientale du bien et du mal : l'un est inclus dans l'autre et inversement. Autrement dit, personne n'est jamais totalement bon ou mauvais, on est toujours un peu les deux.
Dis comme ça, c'est sûrement l'évidence même, m'enfin c'est conté d'une façon si forte et si prenante que ça m'a vraiment fait tilter que je n'avais pas affaire à n'importe quel mangaka.

Religions

Et parce qu'il y a toujours un message derrière le message lui-même, il y a encore plus fort.
Tezuka est connu notamment pour avoir réalisé une adaptation époustouflante de la vie de Bouddha en manga. Mon esprit étriqué en avait donc fait un bouddhiste convaincu, ce qui n'a rien de bien étrange pour un japonais vu que c'est une des religions prédominantes dans le pays. Pourtant dans Phénix, il passe son temps à descendre le bouddhisme, il décrit la religion comme source de conflits, instrument du pouvoir ou vecteur d'excès et d'abus en tout genre.
Une fois les tomes complétés, on s'aperçoit que ce qu'il fait dans phénix, c'est en fait tenter d'unifier toutes les croyances en une seule. Au japon, il y a 8 millions de divinités, et rien que les divinités bouddhiques sont d'un nombre et d'une diversité impressionnantes. Tezuka place son phénix comme étant non pas un dieu d'une religion quelconque, mais comme étant la vie elle-même. Tout ce qui vit nait du phénix et tout ce qui meurt retourne au phénix avant de renaitre (un cycle de réincarnation lui aussi typiquement asiatique) De ce fait, le phénix englobe toutes les autres divinités.
C'est ça en réalité le sujet de Phénix, montrer une philosophie de vie générale au lecteur, qu'il ait une vision des choses chrétienne, bouddhiste ou quoi que ce soit d'autre, en abordant le plus de sujets possible pour être diversifié au maximum. Tezuka n'aura pu produire que 11 tomes de Phénix avant de mourir, mais cette entreprise colossale était vouée de toute façon à ne jamais avoir de fin...

Et c'est là que ceux qui ont réussi à lire mon billet jusqu'ici se demandent où je suis allé fumer tout ça.
Je vous garantis que je n'ai rien pris de douteux. Le fait est que je suis parti à lire ce manga d'une façon tout à fait banale, sans me poser la moindre question sur le pourquoi du comment, et que j'ai finit par arriver aux conclusions que j'expose plus haut. En gros ce n'est pas moi qui ai réfléchi sur ce manga, c'est le manga lui-même qui m'a fait réfléchir sans que j'en aie l'intention.
J'ai donc enfin capté pourquoi on appelait Tezuka "le dieu du manga". Ce type était réellement plus qu'un grand mangaka, il écrivait des histoires qui ont plus de signification que je n'ai jamais pu en trouver dans aucun autre manga, même dans le Naussicaä de Miyazaki (qui est beaucoup moins général). Peut-être n'est-ce vrai que pour Phénix, je n'en sais rien. Toujours est-il que je sais maintenant que son surnom n'était pas usurpé.

Conclusion

Si vous trouvez Phénix dans une librairie quelconque, prévoyez du temps pour le lire (oui parce que c'est quand même franchement épais comme truc) puis achetez le et lisez le. Je pense que si vous aimez soit réfléchir soit l'histoire du japon, soir la vieille SF, soit tout ça en même temps, vous ne pouvez qu'adorer. Et même si ce n'est pas le cas, la lecture de Phénix a de grande chance de vous captiver, malgré son aspect graphique vieillot et son édition de merde avec des pages retournées (merci tonkam -_-).